Nous avons décidé de réaliser une série de portraits consacrée à des figures du monde scientifique qui, par leur méthode, leur patience et leur passion, ont réussi à faire évoluer les perceptions sur des sujets sensibles. Ces personnes sont confrontées aux pires aspects des réseaux sociaux, mais grâce à leur rigueur et à la force de leurs arguments, elles parviennent à obtenir des résultats concrets.
C’est notamment le cas de Lonni Besançon, Assistant Professor dans une université en Suède, qui lutte quotidiennement contre la désinformation scientifique. À travers ses interventions, il contribue activement à démystifier les fausses informations et à faire reculer les fake news sur les réseaux. Son engagement ne se limite pas à une simple présence en ligne : il participe à des débats, analyse et déconstruit les discours trompeurs, et propose des outils pour mieux comprendre et interpréter la recherche scientifique.
Mais comment parvient-il à garder le cap face à l’hostilité et aux attaques incessantes ? Quels sont ses leviers pour faire entendre la voix de la science dans un espace où les algorithmes favorisent souvent le sensationnalisme au détriment des faits ? Dans cet entretien, il nous partage son expérience, ses stratégies et sa vision du débat scientifique à l’ère numérique.
1/ Bonjour Lonni, peux-tu te présenter et nous expliquer ce que tu fais dans la vie ?
Hello ! Je m’appelle Lonni Besançon et je suis Assistant Professor (équivalent de Maître de Conférences en France) en visualisation de données à l’université de Linköping, en Suède.
Mes trois axes principaux de recherche sont les suivants :
- L’utilisation de technologies immersives (e.g., réalité augmentée) pour faciliter l’analyse de données complexes.
Par exemple, avec l’un de mes doctorants à l’université de Monash, à Melbourne (où j’ai effectué un postdoctorat), nous avons développé un système de réalité augmentée pour les autopsies. Ce système s’appuie également sur des modèles de langage (LLMs, comme ChatGPT) afin de générer automatiquement les rapports d’autopsie destinés aux tribunaux. - L’amélioration des méthodes de visualisation de données pour limiter les mauvaises interprétations des résultats statistiques.
J’ai constaté, tant dans mon domaine [https://doi.org/10.1145/3290607.3310432] qu’en dehors [https://doi.org/10.1145/3360311], que les résultats statistiques sont souvent mal compris et interprétés, même par des scientifiques. Mon travail vise à réduire ces erreurs grâce à de nouvelles techniques de visualisation [https://doi.org/10.1109/TVCG.2021.3073466]. - L’Open Science (science ouverte) et l’amélioration des méthodologies de recherche.
Je développe et promeus de nouvelles méthodologies pour rendre la recherche plus accessible, réutilisable et robuste. Une partie de cet axe consiste aussi à identifier les pratiques de recherche douteuses et la fraude scientifique.
Par exemple, l’an dernier, avec mes co-auteurs, nous avons découvert une nouvelle méthode de fraude liée au nombre de citations, exploitée par certains journaux via une manipulation des métadonnées des articles [https://doi.org/10.1002/asi.24896].
Un autre exemple concerne notre étude sur les problèmes éthiques au sein de l’IHU Marseille [https://doi.org/10.1186/s41073-023-00134-4], qui a ensuite été couverte par Science.
2/ Quelles sont les actions que tu mènes sur Internet ?
Mes actions sur Internet se déclinent en trois axes principaux :
– Informer et sensibiliser le grand public.
Je prends très à cœur ma mission de vulgarisation scientifique et m’efforce d’expliquer, de manière accessible, les résultats de certaines études. Je partage également des articles qui le font particulièrement bien.
– Échanger et collaborer avec d’autres scientifiques.
Les réseaux sociaux sont un formidable outil pour discuter, débattre et initier des travaux de recherche. Par exemple, mon article sur le manque de transparence des publications COVID-19 et les délais de relecture anormalement courts (parfois moins de 24h) [https://bmcmedresmethodol.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12874-021-01304-y] est né d’une collaboration exclusivement initiée sur Twitter.
– Militer pour de meilleures pratiques de recherche.
J’utilise aussi Internet et les réseaux sociaux pour promouvoir des méthodes de recherche plus rigoureuses, encourager la transparence et dénoncer activement les publications scientifiques problématiques ou frauduleuses.
3/ Quel regard portes-tu sur ces actions, notamment face aux interactions parfois conflictuelles que l’on peut observer sur les réseaux sociaux ? Quelle est ta méthode pour gérer ces situations ?
Il est essentiel de trouver un équilibre entre répondre aux plus virulents des complotistes et anti-science, et éviter de nourrir les trolls. Les réseaux sociaux favorisent les échanges houleux et la polarisation, à la fois par leurs algorithmes et par leurs formats. Il est donc crucial de savoir prendre du recul—et parfois même de s’y contraindre. Mais évidemment, ce n’est pas toujours possible.
La haine est devenue omniprésente pour ceux qui ont défendu la santé publique et la rigueur scientifique pendant la pandémie. J’en ai moi-même fait les frais. Dès 2020, mes premières menaces de mort ont été documentées dansScientific American, puis en 2021 par ABClorsque j’étais à Melbourne, et plus récemment par Science ainsi que des médias suédois. J’ai été calomnié, insulté, diffamé.
Le professeur Didier Raoult a même affirmé dans une vidéo de l’IHU que je projetais« d’envoyer une voiture suicide sur [son] institut », ce qui m’a contraint à porter plainte. Plus récemment, j’ai également engagé une action en justice pour diffamation contre son bras droit, le professeur Chabrière.
Face à cette avalanche de haine et de désinformation, il faut autant que possible garder son calme et se préserver. Mais les réseaux sociaux étant conçus pour maximiser l’engagement, cela reste un défi constant.
4/ Certaines personnes prônent régulièrement la bienveillance « épistémique » dans les débats sur les réseaux sociaux. Penses-tu que cette position est tenable ? Quel est ton point de vue et comment te positionnes-tu ?
Je pense que c’est, en théorie, la posture à privilégier autant que possible. Cependant, elle ne fonctionne que si l’interlocuteur est également prêt à l’adopter.
Maintenir une approche bienveillante devient extrêmement difficile après avoir reçu des centaines d’insultes en quelques minutes. Pire encore, elle est totalement inefficace face à des individus dont le seul objectif est l’invective et la provocation.
Pour ma part, je refuse de me laisser faire ou de tendre l’autre joue face à de telles attaques.
5/ Certains te reprochent peut-être un ton parfois incisif : que leur répondrais-tu ?
On m’a souvent conseillé de modérer mon ton, et je fais de mon mieux. Mais je pense qu’il est aussi essentiel de savoir se montrer ferme. Une personne insultante finit tôt ou tard par être insultée en retour. Une personne méprisante, par être méprisée.
Certaines personnes opposées à mes positions m’ont même proposé de me rencontrer en France. J’ai accepté plusieurs fois, en annonçant publiquement ma présence à Paris, mais personne n’est jamais venu. Cela illustre bien à quel point les réseaux sociaux encouragent des comportements que beaucoup n’oseraient jamais adopter dans la vie réelle.
Je suis également convaincu—et certains procès l’ont démontré—que les plus agressifs sur les réseaux sociaux sont souvent des personnes profondément malheureuses, isolées, et enfermées dans leur propre colère. Beaucoup de ceux qui me harcèlent nourrissent depuis longtemps une rancœur contre le gouvernement français, bien avant la pandémie. Celle-ci leur a simplement offert un exutoire, et ils ont projeté leur frustration sur des figures publiques qu’ils ont eux-mêmes érigées en cibles.
En résumé, la bienveillance est précieuse, et je l’applique autant que possible. Mais chacun a ses limites, et il est humain de réagir lorsque l’on est constamment attaqué, parfois avec la même virulence que celle que l’on subit.
6/ As-tu constaté, grâce à tes actions de prévention ou à tes débats, une évolution positive des mentalités ?
Mon bilan est mitigé, mais la question est passionnante. Il est important de préciser que mon expérience personnelle ne permet ni de valider ni d’invalider l’efficacité des débats sur les réseaux sociaux.
À partir de mi-2021, j’ai commencé à rejoindre des Spaces sur Twitter pour échanger avec des antivax. Je me souviens encore de mes trajets en train, entre mon université et mon domicile, à écouter ces discussions en français tout en travaillant sur des relectures d’articles en anglais. J’arrivais à jongler entre les deux langues, prenant parfois des notes avant de répondre aux hôtes antivax.
Il était clair que convaincre les plus radicaux était illusoire. En revanche, il était tout à fait possible d’apporter des preuves et un discours mesuré aux personnes qui les écoutaient et qui, parfois, doutaient. Je répétais systématiquement que je n’avais aucun conflit d’intérêt et proposais d’envoyer les études que je citais à toute personne intéressée. J’ai reçu plusieurs centaines de messages privés depuis 2021.
Les réactions ont été variées et je les ai collectées via DM sur les RS quand certains m’ont écrit :
- Certains sont restés sur leurs positions, mais sont désormais ouverts au dialogue.
- Quelques-uns, en petit nombre, ont changé d’avis et se sont fait vacciner.
- D’autres ont admis qu’ils ne se vaccineraient pas, mais ont cessé de s’y opposer par principe, notamment pour leur famille.
Depuis 2024, cependant, les discussions semblent tourner en rond. Les mêmes fake news ressurgissent encore et encore, et ceux qui pouvaient être convaincus l’ont déjà été. Face à cette stagnation, j’ai choisi d’adopter une autre approche.Je collabore avec des personnes comme L’avis_Juste ou Alexander Samuel pour organiser des Spaces où chaque intervenant défendant une position antiscience doit fournir une étude scientifique à l’appui. Nous l’analysons ensuite en direct. Cette méthode a parfois porté ses fruits et a donné lieu à d’excellents échanges.
7/ Comment réagis-tu face à des personnes qui refusent catégoriquement d’écouter ou de débattre, malgré tes efforts pour argumenter ?
Il n’y a pas grand-chose à faire. Après avoir présenté un argument scientifique, je coupe court en précisant que chacun pourra constater qui apporte des preuves solides… et qui n’en apporte pas. Puis je passe à autre chose. Inutile de perdre du temps dans un dialogue stérile.

8/ Ressens-tu parfois de la fatigue ou de la lassitude face aux conflits répétés sur les réseaux ? Si oui, comment fais-tu pour y faire face ?
Bien sûr ! On ne va pas se mentir, la majorité de mon travail de traque de la fraude et de debunk de la mauvaise science se fait sur mon temps libre—à l’exception de quelques moments où cela rejoint mes recherches scientifiques. Or, le métier de chercheur, en particulier pour les plus jeunes d’entre nous, est déjà extrêmement compétitif et exigeant.
Même pour ceux qui ne font « que » de la recherche, la pression est énorme. Alors, lorsqu’on ajoute à cela une charge de travail supplémentaire, une avalanche quotidienne de haine, de menaces et d’insultes, l’impact sur le quotidien est inévitable. Cela pèse sur moi, bien sûr, mais aussi sur ma partenaire, notre relation, et le stress qui en découle. Trouver un équilibre entre la vie réelle—avec les amis, la famille—et la vie en ligne, qui est souvent un concentré de ce que l’humanité fait de pire, est un défi constant.
Il est évident que j’ai ressenti de la fatigue et de la lassitude face aux torrents de haine qui m’ont visé, ainsi que mes amis et co-auteurs. De l’inquiétude aussi, notamment pour ma famille en France. Mais dans ces moments-là, je me recentre sur ce qui compte vraiment : mes proches, un bon livre, un film, ma guitare… Je vais courir un semi-marathon, profiter d’un sauna au bord d’un lac, marcher en forêt, savourer une bière en terrasse ou cuisiner un bon plat.
J’essaie d’anticiper ces pauses pour ne pas être absorbé en permanence par le travail et la vulgarisation scientifique. C’est d’ailleurs l’un des grands pièges de ce métier : on le fait par passion, ce qui rend difficile le fait de décrocher et de s’accorder du temps pour souffler.
9/ Penses-tu que certains sujets nécessitent toujours un ton plus direct pour être entendus, ou qu’il y a des limites à ne pas franchir dans un débat ?
Je pense qu’il est parfois nécessaire d’aborder certains sujets avec un ton direct et ferme. Bien sûr, il faut toujours rester dans le cadre légal, mais certains discours ne peuvent pas être laissés sans réponse. Il faut savoir poser des limites et ne pas tout accepter sous prétexte de débat. C’est là que le paradoxe de la tolérance prend tout son sens : tolérer l’intolérable mène inévitablement à la disparition de la tolérance elle-même. Comprendre cet enjeu est essentiel.

10/ Tu es régulièrement en conflit avec des personnes ultra-toxiques qui défendent des positions mettant en danger la santé ou la sécurité des autres. Quels conseils donnerais-tu pour gérer ce type de situation ?
Honnêtement, je ne suis pas sûr d’être la meilleure personne pour répondre à cette question 😆.
Mais si j’avais un conseil à donner, ce serait de se préserver autant que possible. Depuis le début de la pandémie, trop de personnes engagées pour défendre la science et l’intégrité scientifique ont fini en burn-out ou ont dû faire de longues pauses pour se reconstruire. Il est crucial d’apprendre à décrocher avant d’en arriver là.
Il faut aussi garder en tête une chose essentielle : la haine que déversent certains trolls en dit bien plus sur eux que sur leurs victimes. Ces personnes ont manifestement beaucoup trop de temps à perdre, et leur agressivité est souvent le reflet de leur propre mal-être. Ne pas leur accorder trop d’importance est une clé pour tenir sur la durée.
Merci à Lonni d’avoir accepté de répondre à nos questions.
Propos recueillis par Mathieu, rédacteur en chef de Pensée Magique.
Note légale :
Les propos tenus dans cet article sont ceux de l’interviewé et lui appartiennent pleinement. Ils ne reflètent pas nécessairement les opinions du média ou de ses rédacteurs. Toute reproduction, modification ou utilisation de ces déclarations sans l’accord explicite de l’interviewé est strictement interdite.